Circuit court
Dernière mise à jour : 8 avr.
Publié dans le journal Le Matin, 9 Mai 2021

« Privilèges salariaux de Liliput ». Voilà ce que défendraient les syndicats suisses, selon un journaliste « de référence » romand. L’une de ses collègues nous reproche de préférer les contraintes chinoises ou américaines à la reprise dynamique du droit de la bienveillante Union européenne. Les conseils et remontrances se multiplient pour nous ramener à la raison et, comme d’habitude, à la seule voie possible.
Dans cette affaire, les syndicats ont bien peu de prétentions. Parmi les grands blocs qui s’affrontent, notre sympathie va sans peine à notre grande voisine, même si le nouveau président américain Biden nous parait aussi digne d’encouragement. Mais, dans ces grandes questions, Brassens est de bon conseil : « mourir pour des idées, d’accord, mais de mort lente. » Nous avons de grandes idées, sans doute, mais le syndicalisme apprend à ne pas tout leur sacrifier et à assumer de s’occuper en priorité de ces petites choses : salaires, sécurité sociale, jobs décents, service public.
Alors quand on exige que nous réduisions les moyens, arrachés un par un, pour contrôler que celles et ceux qu’on envoie chez nous travailler le fassent aux conditions suisses, pardon, nous nous braquons. Car ces moyens de contrôle protègent celles et ceux qu’on expédie loin de leur foyer pour aller gagner leur vie, comme on dit. C’est aussi la garantie que les travailleuses et travailleurs d’ici aient encore une chance dans ce qu’on appelle le marché du travail.
Tout bien réfléchi, dans cette affaire, qui est petit ? Le géant européen qui devrait s’occuper de la paix dans le monde, de la relance sociale, de calmer le climat est-il vraiment à la hauteur quand il s’occupe, dans un traité international, d’un délai d’annonce du travail détaché, de l’intensité des contrôles et des cautions nécessaires pour que ses propres citoyennes et citoyens floués soient rapidement et effectivement dédommagés quand ils ont été exploités ?
Nous sommes un petit pays ouvert, aux coûts de la vie exorbitants. Pour que cette ouverture reste acceptée par le peuple, nous avons besoin de moyens efficaces de protéger les salaires. Nos outils de contrôle sont loin d’être parfaits, mais nos collègues syndicalistes européens nous disent qu’ils sont nettement meilleurs que les leurs. Alors quelle valeur l’Union européenne donne-t-elle au travail détaché pour justifier cette offensive de géant contre des règles modestes et relativement efficaces de protections salariales ? Car enfin, on peut débattre, derrière son écran ou à l’apéro, juste après le passage à la vente fermière pour aller acheter ses épinards bios…, mais c’est quoi, en réalité, le travail détaché ?

Il s’agit d’un éloignement de sa famille, de ses enfants qui ont pourtant des choses à vous raconter tous les soirs, de ses amis, de ses loisirs. Le salaire est bien souvent médiocre, comme les conditions de logement. En Suisse, on s’y consacre jusqu’à trois mois par an, mais en Europe, le travail détaché peut durer dix-huit mois. Et vivre des mois loin de sa famille, ce n’est pas cool, ni pour un cadre, ni pour un ouvrier.
Alors c’est vrai, du côté syndical, nous ne promouvons pas le travail détaché. Ce n’est pas un principe digne d’harmonisation des conditions de vie, il n’a aucun caractère solidaire, ni aucune vertu intégratrice. Pour la solidarité, nous préférons les assurances sociales, le service public, les mécanismes de péréquation financière. Pour les échanges et l’intégration, nous préférons le droit de s’établir, à la condition que le travail soit payé sans discrimination liée à l’origine et sans dumping. Disons-le avec les mots du moment, nous serons mieux compris : pour le travail, comme pour les épinards, nous préférons les circuits courts.